Un train peut en cacher un autre
Si je reste très prudent dans la définition de l’art, certains artistes ou courants artistiques contemporains ne se gênent pas, eux, pour le définir et se l’approprier avec une arrogance et une légèreté étonnantes. Depuis les années 1970, s’est répandue une conception de l’art selon laquelle l’aspect artisanal d’une œuvre a peu d’importance. Si, auparavant, la valeur d’une œuvre était aussi établie en fonction de critères artisanaux, ces critères sont soudain devenus secondaires pour ne pas dire superflus ou même ridicules. « Ce qui fait la valeur d’une œuvre n’est pas sa rareté (l’unicité) mais la rareté du producteur, manifestée par la signature ». [1]
Pour comprendre cette perversion, il ne faut pas tenter de saisir les (dé)raisons artistiques dont on nous abreuve et qui se surpassent les unes les autres dans un concours de stupidité incroyable. C’est du temps perdu. Il vaut mieux comprendre et reconnaître les mécanismes qui lui ont permis de s’imposer et d’affecter la création théâtrale ; nous devons la démaquiller et reconnaître son vrai visage.
Dans la politique comme dans l’art (j’emprunte à la SNCF une des plus belles phrases et grand apport à la réflexion politique) un train peut en cacher un autre.
Faisons un gros effort et supposons que, d’accord, l’art réside dans la signature de l’artiste consacré. Il faut alors se demander : Qui consacre ? Par quel mécanisme arrive-t-on à la consécration ? Qui sont ces consécrateurs ? Il est clair qu’il ne s’agit pas d’un groupe de personnes qui se réunit de temps en temps pour décider de qui va être consacré. Je dirais plutôt que c’est une entité abstraite composée de nombreux acteurs qu’on appelle « le marché », qui est régie avant tout par le principe de l’art en tant qu’objet de consommation et de spéculation financière et non plus en tant qu’objet d’une expérience esthétique, intellectuelle, sensible. L’art, gouverné par la logique du marché, de la rentabilité, n’est plus maître de lui-même et souffre d’une telle fragilité qu’il se peut que les chemins qui mènent vers le succès soient facilement pervertis et, qu’à ce moment-là, en effet, des gens se réunissent pour décider qui va être consacré au service d’intérêts ponctuels.
Guy Debord écrit que « depuis que l’art est mort on sait qu’il est devenu extrêmement facile de déguiser des policiers en artistes ».[2] Bien qu’en désaccord avec la première partie de la phrase, car affirmer que l’art a cessé d’être, c’est donner un caractère exceptionnel à notre histoire récente qui me semble démesuré, je trouve que la deuxième partie de sa phrase, en revanche, met le doigt sur une des perversions qui gagne la création artistique. À titre d’exemple et en l’honneur de Debord, rappelons que dans les années 1960, la CIA (Service d’espionnage américain) avait créé le Congrès pour la liberté de la culture dont le vrai but était d’éclipser ou de capter les artistes de gauche qui devenaient trop influents et donc gênants. Ce n’était pas une activité mineure et sans importance. Aujourd’hui, le site officiel de la CIA affirme d’ailleurs que « le Congrès pour la liberté de la culture est largement considéré comme une des opérations secrètes de la CIA des plus osées et efficaces de la guerre froide ». Certains artistes furent ainsi délibérément promus et vendus en Europe. Il leur suffisait de jouer le rôle assigné et de signer.
Merci Debord !
Cette anecdote nous invite à nous poser la question suivante : La CIA (ou un autre organe de contrôle de l’information) agit-elle encore dans le domaine artistique ?
Un train peut en cacher un autre.
[1] Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Éditions Minuit, 1984
[2] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1992
Photo: Bil Murche
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